Pensée, opinion et société

Publié le par REM

Pensée, opinion et société
par Armand Mamy-Rahaga.
La pensée est à la fois individualisée et collective.
Débattre pour aboutir à de la pensée. Il ne s’agit ni d’avoir raison ni d’avoir tort mais de brasser des opinions diverses afin d’accoucher d’une matière intellectuelle exploitable. Cette nouvelle matière est transmissible, chacun peut se l’approprier et la faire évoluer.

La pensée est à la fois individualisée et collective. Elle est le sang de la société. L’humanité en a besoin pour survivre. Survivre c’est-à-dire trouver des solutions aux problèmes de l’existence, se projeter dans des conceptions innovantes et se faire une place dans le monde. Cependant, une pensée valable seulement pour soi n’est qu’une opinion, quel que soit son degré de sophistication ; elle est de courte portée car, partie de soi, elle n’arrive pas jusqu’aux autres. Faire partie des autres est la clé du vivre ensemble, question qui deviendra de plus en plus cruciale avec l’augmentation de la population sur notre planète. La pensée est une modalité vitale du vivre ensemble.

La pensée est un dépassement de la contradiction, elle devient alors un liant social

La pensée est par essence sociale. Elle se construit au contact de la contradiction des autres, elle unit les humains, les met en relation et maintient en cohésion leur société sans laquelle ils seraient la proie de leur environnement. La pensée naît du débat, c’est là qu’elle trouve la malléabilité et la mobilité qui lui permet d’accomplir son rôle de liant social. C’est là qu’elle intègre, comme les eaux de ruissellement intègre les sels minéraux du sol, les différences et les variétés contenues dans le corps social pour constituer sa force et sa richesse. Une pensée qui n’a pas absorbé les différences est pauvre, c’est une opinion. Il reste en elle des germes de discorde, elle est instable.

En tant que liant social, la pensée passe par la langue

La pensée spécifique d’un peuple ou d’un groupe est inscrite dans sa langue. La plus significative des propriétés d’une langue est le fait que la langue est partagée. Elle n’appartient pas à l’individu, elle le dépasse, le baigne et le porte par-delà l’espace et par-delà le temps. Une langue populaire riche est le signe d’une pensée populaire riche. La langue des insultes, des slogans et des onomatopées est une langue pauvre qui rétrécit sur le sujet parlant. Elle le replonge dans le pathos, l’isole et l’affronte aux autres. C’est la langue de la foule et au mieux celle de l’opinion mais elle a la propriété de s’affiner. En s’affinant, la langue peut sortir du régime des épithètes et passer à celui de l’opinion avant d’aboutir à celui de la pensée.


La construction d’une société commence par le débat contradictoire
Là où des individus confrontent des opinions il y a une société qui construit sa pensée au présent. Savoir qu’en débattant on est concrètement en train d’améliorer sa société avec la complicité de ses contradicteurs permet de faire l’économie de frictions inutiles. Dans les débats aussi on peut pratiquer la non-violence, la violence n’est pas une fatalité… Une société d’où le débat est absent finit inévitablement en Tour de Babel. Le consensus cache la débâcle car il évite aux opinions l’épreuve enrichissante du débat.

Dans le cas d’une personne isolée pratiquant la pensée, cette personne se trouve dans l’obligation de construire sa pensée en fonction d’une assemblée imaginaire de contradicteurs. Ce sont les contradicteurs qui donnent à la pensée son lieu, son maintien, sa texture et son allure. Une pensée sans contradicteurs, imaginaires ou pas, devient de l’association libre déracinée, inconsistante, sans souffle et sans orientation, bref un écoulement hasardeux au gré des pentes. Elle relèverait plus de la symptomatique que d’une manifestation de l’entendement… On peut donc dire que la pensée est mouvement et que c’est la contradiction qui la relance quand elle a tendance à s’immobiliser dans sa propre conviction, comme la balle de tennis est relancée par la gifle de la raquette. Dans la construction de la pensée l’intervention de l’écoute intelligente est primordiale car la pensée est bien le produit d’une intrusion de l’altérité, une intrusion heureuse qui trouve son accomplissement dans la fraternité : le « fihavanana » vivant. Si cette intrusion est parfois vécue comme violente et brutale c’est tout simplement parce qu’il n’y a pas eu une écoute intelligente volontaire pour accueillir l’altérité. Dans un débat l’écoute est à la fois un acte stratégique et un acte éthique.

La pensée supra-personnelle existe mais elle est soumise elle aussi à l’évolution
La pensée n’émane de l’individu que dans les sociétés ouvertes. Dans les sociétés traditionnelles hyperadaptées à un environnement stable, la pensée est prise en charge par la culture (cf La pensée sauvage de C. Lévy-Strauss). Elle est diffusée vers les membres de la société à travers les rites et la langue. Ceux ci n’ont ni à l’inventer ni à lui appliquer l’esprit critique. Ils ont juste à s’y conformer (ce conformisme est considéré comme un comportement réactionnaire dans les sociétés ouvertes). En l’état, la pensée traditionnelle dans un milieu traditionnel est un outil de survie parfaitement adapté alors que dans un environnement moderne elle est un frein au développement (sans jugement de valeur s’entend).

Une telle pensée s’est construite au contact d’un environnement auquel la société a dû s’adapter pour ne pas disparaître, c’est pour cela qu’elle laisse dans les esprits cette impression de légitimité et de vérité caractéristique qui suscite une adhésion immédiate. Cependant il faut garder à l’esprit que cette pensée aussi est bel et bien le fruit d’une évolution…

La pensée qui circule au sein d’une culture donnée mute et se transforme non seulement au contact de l’environnement mais aussi au contact d’une autre culture. Au niveau supra-individuel c’est l’équivalent du débat. Le débat des cultures est incontournable et vital ; son contraire est l’insularité culturelle, une sorte d’autisme …

Dans la société moderne, l’élaboration de la pensée passe par l’individu
Dans la société moderne (société ouverte) où l’environnement change et demande une perpétuelle adaptation, l’individu a, de fait, une plus grande liberté de manœuvre que dans une société traditionnelle (société fermée). La conscience moderne est dominée par l’esprit critique qui, au niveau le plus bas, se manifeste par la contestation primaire. Pour que survive une « société ouverte », l’esprit de contestation doit se transformer en débat et ensuite en pensée. La tendance de l’opinion (qui divise, « samy manana ny heviny ») à devenir de la pensée (qui relie et mélange grâce au « mampiady hevitra » : l’affrontement et la collision), est le mécanisme qui fabrique du citoyen. Une société ouverte qui rate le passage à la pensée est condamnée au fascisme.

Les opinions doivent donc subir la critique des autres opinions. Le commencement du débat c’est une critique mutuelle, une circulation des critiques. Ainsi se crée « la chose publique », l’obligation, la responsabilité et la propriété de tous. C’est ainsi que la société devient forte de la diversité de ses membres, sans en exclure un seul.

La pensée est affectivement neutre, c’est ce qui la rend fluide et apte à circuler dans les veines de la société, entre les gens. Elle n’isole pas, elle relie.
Penser ce n’est ni avoir raison ni avoir tort, c’est seulement libérer le flux de l’entendement, le rendre le plus fluide possible et le faire circuler sans discontinuer dans la société. A cette fin, la pensée doit coller sans réticence aux mouvements de la raison, elle doit rester neutre (ne rejeter ni adhérer a priori, être capable de tout considérer) afin de pouvoir aller jusqu’au bout de chaque hypothèse et tirer parti des contradictions. « Neutre » signifie sans teinture affective à l’encontre de l’opinion. C’est toute la difficulté de penser, l’exact contraire de la facilité avec laquelle on a des opinions. Être vexé, en colère ou flatté ne relèvent pas de la pensée.

Tant que la pensée circule, les affects ne peuvent pas s’accrocher. Dans un débat la pensée bouge d’un esprit à l’autre, elle alterne l’écoute et la prise de parole.

Dès que la pensée s’arrête (la personne se bute : « je ne veux pas savoir », « j’ai rien à vous dire ») toutes sortes de parasites se collent à sa surface qui, peu à peu, durcit en carapace. C’est ainsi que la pensée peut redevenir opinion et se remettre à isoler au lieu de relier.

Ce qui dynamise la pensée c’est la contradiction car la contradiction fonctionne à la fois comme une pompe et comme un pétrin. Elle contraint à s’assouplir et à couler, bref à se civiliser. Pour qui veut penser, la contradiction est une bénédiction, un guide, elle doit être accueillie avec reconnaissance en dépit des douleurs qu’elle peut infliger. La force du penseur est d’être capable d’encaisser ces douleurs avec bonheur. En matière de pensée, le devoir de contradiction existe.

L’opinion est la matière brute, le débat contradictoire est l’ascenseur qui l’élève au niveau de la pensée.
L’opinion a tendance au statisme, voire à la déchéance. Dérangée, elle se vexe, perd la parole, passe aux actes et peut devenir violente. Elle prend pour attaque toute contradiction. Forte de ses convictions « elle ne veut pas savoir », par crainte d’être affaiblie par une remise en question toujours possible. Elle ne supporte pas l’éventualité d’une explication détaillée ou d’une obligation d’argumenter. Pourtant, confronter des opinions ce n’est pas se battre, c’est discuter. Et discuter c’est se mettre dans une position de remise en question mutuelle. Les opinions se mettent à circuler, à se socialiser. Cette mise en mouvement c’est la pensée. Le but c’est ce mouvement car il est promesse de fécondité.

L’opinion est facile à identifier, elle porte une charge de « tsiny » et de « tody ».
Au fond l’opinion est surtout paresseuse. Les marqueurs qui permettent de reconnaître l’opinion sont les locutions telles que : « Pour moi », « A mon avis », « Je pense que », « En ce qui me concerne ». Toutes ces locutions isolent préalablement le locuteur dans sa légitime différence (« les goûts ça ne se discute pas ») et disqualifie par avance toute discussion, c’est la marque de fabrique de l’opinion. Les orateurs malgaches en sont conscients, c’est une des raisons pour lesquelles ils prennent tant de précautions de langage avant de s’exprimer. En raison de son caractère excessif, l’opinion porte toujours une certaine charge de « tsiny » et de « tody ».

Pour l’opinion, les autres ont tort. Elle a la conviction d’avoir raison, raison contre les autres. L’opinion disqualifie d’avance les arguments des autres. L’opinion ne connaît donc pas la neutralité affective or c’est la neutralité affective qui permet le mouvement sans douleur. Le mouvement échauffe l’opinion, elle est sujette au « pétage de plomb ». Quand elle ne prend pas la voie de la pensée qui la rend sociable, l’opinion finit par faire le lit de la violence. Il y a un acte d’amour dans l’acceptation du débat ; on peut y voir des signes de « fihavanana ».

Il faut cependant éviter de tomber dans le piège de croire que l’opinion est le mal et que la pensée est le bien.

Là où les opinions opposent, la pensée transmet et partage. La pensée transmet non un contenu mais une dynamique dans laquelle chacun a sa part. L’opinion dynamisée est le contenu. L’un ne va pas sans l’autre. L’opinion nourrit la pensée qui prend racine en elle. La pensée est le devenir de l’opinion. Il faut donc éviter de tomber dans le piège manichéen qui consiste à dire que « l’opinion » est le mal et que « la pensée » est le bien.

L’opinion est identitaire mais elle est instable
« J’aime le salé », « je déteste les bananes », « je pense qu’untel doit rester au pouvoir et que tel autre doit s’en aller », voilà des prises de positions toutes subjectives qui peuvent amener à descendre dans la rue, voire à enlever la vie avec une conviction de parfaite légitimité.

L’opinion est identitaire, elle sert de support à une identité floue. Elle produit mécaniquement une conviction d’identité, de self-défense, de légitime défense. Mais voilà, dans une société civilisée la défense est l’affaire de tous les citoyens et c’est la société qu’il s’agit de défendre contre la barbarie ; tout le contraire du « chacun se défend contre tous ». A l’encontre de la pensée, l’opinion n’a pas vocation à l’altruisme.

L’opinion qui n’entre pas dans une logique de pensée verse dans une logique d’auto-défense, une logique d’autant plus aberrante que l’ego change d’avis. Au lieu de socialiser l’individu, l’opinion l’enferme en lui-même, l’isole dans une errance sans issue car l’issue c’est les autres.

Changer d’avis n’est pas penser, c’est juste être versatile. L’opinion est versatile. Un jour on déploie le tapis rouge, le jour suivant on crucifie celui qu’on encensait la veille. Pour devenir un support fiable d’identité, dans une logique par exemple de refondation de l’être malagasy, l’opinion doit se faire violence et confluer dans le courant de la pensée. Tout en gardant sa singularité elle y perdra son impuissance, deviendra un véritable véhicule identitaire et sera à même de dégager de la vision.

En tant que dynamique qualitative, la pensée peut porter la personne toute la vie, en tout moment et en tout lieu. Le sentiment d’identité qui était déjà dans l’opinion s’est transmuté et devient une conviction ontologique. On peut à cette occasion se souvenir de Descartes qui d’une phrase aussi lapidaire qu’audacieuse a relié la pensée et l’identité : « Je pense donc je suis ».
La pensée est la respiration de la société, elle est la gestuelle de son esprit, elle est spiritualité.
L’opinion possède une force : celle de la conviction. C’est une force qui la fige jusqu’à ce que la chaleur des échanges la fasse fondre et circuler. Dégelée par le passage à la pensée, la conviction devient énergie. Conviction et changement deviennent alors complémentaires : la conviction pour habiter le présent et l’aptitude au changement pour s’engager dans le futur. Ce sont les signatures de la pensée. L’opinion est une pensée en devenir, la pensée est le devenir de l’opinion.

Si on imagine une fluidité encore plus grande, une circulation encore plus rapide et une stabilité encore plus imposante alors on peut commencer à comprendre le passage de la pensé à la spiritualité. Ce mécanisme de transmutation par l’écoulement et le non-attachement est ce dont témoigne en particulier la culture du bouddhisme Zen mais elle n’est pas la seule à en témoigner. Par delà l’exercice de la pensée, la mutation de la pensée en spiritualité doit être en point de mire pour la mettre sous haute tension afin de la projeter par-delà l’horizon qui enferme le commun des mortels.

Changer qualitativement la pensée change qualitativement à la fois l’homme et la société des hommes. C’est l’acte de civilisation par excellence. Si nous voulons « Refonder l’âme malgache », l’axe de travail est tout indiqué. De l’opinion à la pensée, de la pensée à la spiritualité, voilà la direction, le sens. Le reste n’est que de la technique.

Publié dans Politique

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