Réalités symbiotiques et opinions sur un monde qui se glocalise de plus en plus

Publié le par REM


INTRODUCTION

Depuis le mois de novembre 1995, j’évolue dans une organisation canadienne dont la mission principale est de veiller à ce que les communautés des Premières nations et des Inuit puissent exercer en toute autonomie la prise en charge de leurs programmes et ressources en matière de santé. Dans la langue des Inuit, c'est-à-dire, l'Inuktitut, le mot Inuit est la forme plurielle, raison pour laquelle le mot est invariable car si on parle d'une seule personne, ce serait un Innu. Dans l’exercice de mes fonctions officielles auprès des communautés des Premières nations et des Inuit, j’ai souvent fait appel à la compréhension des réalités non occidentales que j’ai acquises non pas sur les bancs des écoles, mais plutôt à travers des expériences vues et senties au contact rapproché avec Madagascar, mon pays de naissance. Cela m’a aidé et m’aide toujours à saisir des réalités au sein des communautés des Premières nations et des Inuit du Canada qui, pour moi, ne peuvent être cernées autrement. Au contact avec ces réalités des Premières nations et des Inuit, je me suis alors rendu à l’évidence que quelque part, au fond de moi-même, sans les avoir jamais vécues avant d’évoluer dans cet environnement des Premières nations et des Inuit du Canada, je me trouve bel et bien en face de phénomènes bien familiers. Sans prêcher l’ésotérisme comme approche, il me semble que j’ai déjà vécu ces réalités, ici au Canada et non ailleurs mais dans une autre vie.

Dans le cadre de mes études sur les Autochtones du Canada à Carleton University (Ottawa), je regarde souvent les réalités des Premières nations et des Inuit avec mes yeux et mon coeur d’autochtone de Madagascar. Il m'est venu l'idée en mars 2002 après un voyage plutôt tumultueux à Madagascar de faire plutôt l’inverse. C’est-à-dire, de regarder les réalités des Autochtones de Madagascar en empruntant les yeux et les cœurs des Premières nations et des Inuit du Canada. Exercice périlleux, s’il en est, mais c’est la meilleure manière de décrire le cheminement qui a duré plusieurs années pour trouver le juste équilibre entre soi-même et les autres dans une démarche d’adaptation en terre d’immigration avec la même manière de penser mais une nouvelle façon de vivre.

INCOMPRÉHENSION HISTORIQUE

Quel que soit le niveau d'éducation qu'une Malagasy ou un Malagasy peut atteindre, elle ou il aurait toujours des doutes sur la représentativité de la réalité par la culture occidentale. Peu d'érudit(e)s de toutes les disciplines donnent une crédibilité aux traditions malagasy (1). Les coutumes et les croyances malagasy sont considérées comme des superstitions primitives, ne méritant aucune sérieuse attention. A tous les niveaux, les traditions malagasy ont été mises en doute par définition. Les interprétations évolutionnistes de l'expérience de nos espèces ont considéré le peuple tribal comme une étape du développement social. Ainsi, la question portant sur la validité de la somme de connaissances retrouvées dans les traditions malagasy a été écartée avant même que les discussions sur la réalité aient commencé (2).

Quoiqu'il en soit, on constate, dans les domaines de la connaissance scientifique et de la réforme sociale, un mouvement graduel et irréversible s'écartant de la stérilité des formules et des doctrines traditionnelles de l'Europe occidentale vers une conscience flexible et élargie des expériences infinies de la vie. L'opinion sur le monde qui dominait précédemment au sein des peuples occidentaux et qui domine actuellement dans la science occidentale est en train de se transformer en une attitude ancienne et cernant tout vis-à-vis de la vie, tout ce qui reflète, en fait, la meilleure caractéristique des cultures et des traditions des peuplements autochtones de Madagascar. La nouvelle et naissante opinion mondiale appuiera et illuminera les traditions malagasy et que les traditions malagasy s'avéreront extrêmement utiles et appropriées lorsqu'elles seront projetées dans une nouvelle et plus respectueuse lumière.

Il est alors important d'évaluer l'information qui est présentée, dans n'importe quel forum et à n'importe quel moment, sur les cultures malagasy et les opinions sur le monde des Malagasy comme primaire plutôt qu'étrange ou bizarre sur le plan ethnique et comme une significative et intelligente compréhension de la réalité au même titre que n'importe quelles autres méthodes de connaissance.

ESPRIT

Le défaut fondamental de l'opinion du monde occidental envers les peuples et les traditions autochtones malagasy est certainement le manque d'appréciation de la nature centralisatrice et globale de la spiritualité. Partout où le fondement de l'opinion européenne sur l'aspect métaphysique démontre un rationalisme précisément défini et appuyé par la méthode scientifique, les points de vue malagasy sont tous ensemble pris au piège dans des convictions mythologiques et spirituelles. Les opinions sur le monde des Malagasy partout à Madagascar partagent généralement le même thème de la vie circulaire et gouvernée par des commencements spirituels, par la réalité centrée autour de l'esprit et par le destin et la vision spirituels. Aucune des activités de la plupart des peuples autochtones de Madagascar n’est accomplie aujourd'hui sans que l'aspect spirituel de «soi» et la spiritualisation de la réalité soient reconnus en premier lieu. Aucune action n'est accomplie indépendamment de l'influence de l'esprit, ni que l'action en tant que telle soit séparée de l'entité collective. Pour la plupart des peuples autochtones de Madagascar d'aujourd'hui comme dans le passé, l'esprit est le moteur de l'individu comme il est celui de la collectivité et demeure le centre nerveux de la compréhension de la culture et de l'histoire de ces peuples.

Les traditions autochtones de Madagascar partagent la conviction que les êtres humains sont motivés par l'esprit; elle ou il est un «esprit passant à travers le monde». En tant que peuple autochtone de Madagascar, nous nous considérons fondés sur un sens profond d'être reliés spirituellement au Créateur et à l'esprit du monde et nous reconnaissons que nos cultures sont fondées sur la spiritualité (3). Les érudit(e)s des études malagasy ont tenté de définir de tels concepts dans les traditions respectives des Sakalava, des Merina et des Vezo, par exemple. Il faut lire aussi le travail du pasteur Andriamanjato dans son ouvrage Le Tsiny et Le Tody (4).

Maintenant, il peut sembler prétentieux aux yeux de certain(e)s lisant le présent document qu’on donne un portrait des peuples et des traditions autochtones malagasy, fondé sur la spiritualité. L'idée n'est pas du tout d'insinuer que les traditions s'inspirant de l'Europe (et d'autres) à travers le monde soient tout simplement séculières ou n'accordent aucune importance à l'aspect métaphysique. Rien d'autre ne peut être aussi éloigné de la vérité. Chaque tradition possède ses propres mythes, légendes et contes qui sont reliés à l'aspect spirituel ou métaphysique.

Voici le point de vue de la présente démarche : Dans le contexte de Madagascar, beaucoup de Malagasy croient encore que les traditions autochtones offrent et peuvent offrir une critique valable du rationalisme occidental. Il est rare à Madagascar de rencontrer une personne autochtone qui ne croit à un être suprême, dieu, zanahary, le grand esprit. Sur l'autre face de la médaille, «Croyez-vous en Dieu?», une question qu'on entend généralement parmi les gens provenant d'un milieu socioculturel occidental; une rare question en effet parmi le peuple autochtone de Madagascar. Il y a peut-être quelque chose à apprendre dans la dimension métaphysique ou spirituelle de la vie, provenant des traditions malagasy. On invite les gens à garder un esprit ouvert au fur et à mesure qu’ils/elles explorent ces problèmes et ces thèmes que les Malagasy considèrent comme le point fondamental de leur identité en tant que peuple autochtone de Madagascar.

RELATION

On croit que les êtres humains ne peuvent avoir un rapport dominant sur la nature. Selon la pensée autochtone de Madagascar, les êtres humains doivent plutôt avoir un équilibre et une harmonie par rapport au reste de l'univers. La voie qui y mène est d'être naturel et d'avoir du respect. La façon de voir l'originel et l'équilibre nécessaire dans le monde conduit à la conviction de l'existence de l'interconnexion entre toutes les choses depuis la création du monde.

Dans un monde où chaque chose possède une personnalité, est dotée d'un esprit et opère au sein d'un ensemble intégré, une opinion et une perception mondiale unique de la réalité sont nées, causant ainsi la nécessité d'une opinion plus globale que celle permise par le système d'éducation fondée sur l'Europe occidentale. Le peuple malagasy a besoin de s'identifier et de s'affirmer par rapport à ce paradigme d'étude malagasy et les études malagasy doivent se développer vers une approche unique et crédible d'apprentissage et d'expression.

Dans la perspective malagasy particulièrement celle née après/pendant la colonisation et dans d'autres traditions autochtones de Madagascar ayant été généralement influencées par la colonisation, l'enseignement est basé sur l'affirmation qu'il existe deux voies. Selon la voie malagasy traditionnelle, il existe seulement une façon de voir la réalité et de s'identifier par rapport au monde ainsi qu'une façon distincte d'être relié à l'histoire. Lorsqu’on acquiert une connaissance et une compréhension des prémisses de base de cette façon de voir et d'être relié, on peut alors commencer à apprécier la façon distincte avec laquelle une personne malagasy voit et réagit par rapport à des circonstances et des problèmes dans un contexte historique et contemporain (5).

NATURE DU MYTHE

Le concept du mythe est essentiel dans la discussion au sujet des opinions sur le monde et les traditions spirituelles des autochtones de Madagascar. Les mythes sont considérés comme l'incarnation des vérités sacrées d'un peuple (6). Ce que les êtres humains ont en commun est révélé dans les mythes. Les mythes reflètent les légendes de la recherche de la vérité, du sens, de la signification. On a besoin de dire son histoire et de comprendre son histoire. On a besoin de comprendre la mort et on a, comme beaucoup d'autres, besoin d'aide dans son passage de la naissance à la vie et ensuite à la mort. Bref, le/la Malagasy a besoin de comprendre le mystérieux pour trouver qui il/elle est.

Voici en peu de mots ce qu'on peut considérer comme les quatre fonctions de base des mythologies autochtones de Madagascar :

La fonction mystique : Réaliser qu’on vit dans un monde de merveille et que chaque chose vivante est une merveille en soi. Le mythe ouvre l'esprit à la dimension du mystère et à la réflexion sur le «possible» à travers la libération par l’imaginaire.

La fonction cosmologique : La dimension avec laquelle la science est impliquée, c'est-à-dire, montrant quelle est la forme de l'univers, mais l'indiquant de manière à ce que le mystère de l'univers brille de tous ses feux. La science dit : «Nous explorons comment les choses fonctionnent, mais nous ne pouvons pas vous dire quelle est son essence». On allume une allumette et elle produit du feu. La science peut expliquer la combustion et ainsi de suite, mais qu'est-ce que le feu? Quelle est l'essence du feu? Les mythes peuvent mener vers cette essence. (Note : Ce passage s'inspire de la compréhension du monde des peuples autochtones de l'Amérique du Nord donc des Premières nations et des Inuit).

La fonction sociologique : Les mythes aident à appuyer et à valider un certain ordre social et des façons de penser et de faire les choses, et les raisons derrière ces façons de penser et de faire les choses. Une culture peut avoir toute une mythologie, par exemple, de la polygamie, une autre, une mythologie toute entière sur la monogamie. Tout dépend de l'endroit où on se trouve.

La fonction pédagogique : Il s'agit des mythes enseignant sur la façon de vivre toute une vie à travers une variété de circonstances. Reliée au concept de l'angano en malagasy, les mythes créent une réalité unique qui n'est pas nécessairement assujettie à une information factuelle ou observable. Ainsi, la vérité mythique ne doit pas nécessairement à priori être interprétée comme une vérité littérale pouvant être scientifiquement prouvée et soutenue selon la version occidentale de la méthode scientifique. Les mythes et la vérité mythique doivent plutôt être considérés comme une compréhension alternative qui donne à la vie un but, une valeur et un sens profond (7). Les mythes créés par les autochtones de Madagascar depuis la nuit des temps offrent des explications quant aux origines insondables d'un peuple ou de plusieurs peuples et de l'univers pendant qu'on tente de structurer de nombreux phénomènes inexplicables pour en faire des opinions universelles viables et stables. Transmis depuis des temps immémoriaux à travers des contes, des légendes, des rituels, des danses et des chansons, les mythes montrent comment la création de l'univers s'est effectuée et comment elle a établi un ordre de réalité qui est culturellement distinct pour un peuple. Cependant, les mythes ne sont pas importants pour l'organisation et l'explication d'un environnement imprévisible, mais les mythes créent également une compréhension unique de l'univers, qui renforce le sens de la cohésion sociale et culturelle d'un peuple. Comprendre cet état des choses équivaut à comprendre soi-même, comprendre l'univers, comprendre d'où on vient et comprendre où on va. Pour le peuple malagasy, les mythes de la création définit le lien spécial avec la terre et leur rôle au sein de la création. Ils n'ont pas été seulement formés par la terre; ils ont été créés pour la terre. Cette conviction que le peuple malagasy a été installé sur l'Ile de Madagascar est essentielle au mythe, c'est-à-dire, l'endroit spécial pour la couleur rouge de la Terre. L'idée d'avoir été créé pour la terre et d'avoir été installé sur la terre est une composante vitale de «l'autochtonalité» (ou l'identité autochtone). La personne malagasy autochtone ne peut être séparée de la terre; c'est-à-dire, l'être entier et l'histoire sont intimement liés à la terre. L'inépuisable débat politique que provoque l'origine des peuples de Madagascar est inextricablement appuyé par la notion que les peuples autochtones de Madagascar ont été créés pour la terre. La croyance mythologique malagasy veut qu'ils n'ont ni immigré à partir de quelque part ailleurs, ni qu'ils ne descendent d'aucun autre peuple. Lorsqu’on vient à la considération des revendications contemporaines de l'origine et de l'identité émises par les populations de Madagascar elles-mêmes, cette affirmation devient le centre nerveux de la perspective malagasy sur ces problèmes.

Tout cela revient à dire que l'origine n'est en fait qu'un élément vraiment secondaire, donc très négligeable dès qu'on fait abstraction des aspects politiques (réduisant tout le cheminement de l’être humain à la simple recherche de pouvoir) voulant mettre la question de l'origine avant toute autre dimension. On peut affirmer sans l’ombre d’un doute que les peuples autochtones de Madagascar sont intimement liés à la terre. Cette terre, elle s'appelle l'Ile de Madagascar dans toute la splendeur et la diversité de ses cultures traditionnelles. Il faut donc chercher à savoir pourquoi la question portant sur la validité de la somme de connaissances retrouvées dans les traditions et cultures malagasy est plus souvent qu’autrement écartée avant même que les discussions sur la réalité aient commencé? La réconciliation nationale dont on parle très souvent à Madagascar sans qu'un processus de réalisation s'esquisse passe par la compréhension de la dimension humaine de l'être malagasy.

Et en terminant, selon mon humble opinion, ce n'est pas l'être malagasy qu'il faille refonder mais les structures de l'État malagasy pour qu'elles permettent le plein épanouissement du potentiel (donc du trésor) enfermé dans chacun d'entre ces êtres malagasy sans aucune distinction.

Jean Razafindambo
Mars 2002 après un voyage tumultueux à Madagascar

Notes :

(1) Amulettes et fétiches ont perdu leur signification mythologique et historique à Madagascar car considérées comme des signes démoniaques. Ce qui n'est pas le cas, heureusement, des Premières nations et des Inuit qui affichent fièrement les signes de leur spiritualité.

(2) J'ai paraphrasé ici Deloria, Jr., Vine. «Red Earth, White Lies» (Terre rouge, mensonges blancs). «Native Americans and the Myth of Scientific facts» (Autochtones américains et le mythe des faits scientifiques). New York : Fulcrum Publishers, 1997.

(3) Souligné ici pour similarité avec la perspective de la nation Anishinabek (connue aussi comme les Ojibwe) d'après l'essai que j'ai écrit pour l'Université Carleton dans le cadre de mes études sur les Autochtones du Canada.

(4) Interprétation de l’auteur du “tsiny” et du “tody” : Analyse de la sagesse malagasy basée sur le sens de la justice et de l’équité même si “justice” et “équité” ne peut pas vraiment traduire “tsiny” et “tody” qui font appel à la conscience individuelle et collective du juste pour prévenir (plutôt que guérir) qu’on se retrouve soi-même confronté à ce qu’on a fait d’injuste aux autres.

(5) Concepts «mnido» (esprit ou créateur de tout), «orenda» (âme d’une nation sur la bonne voie) et «wakan» (sacré) des traditions respectives des Anishinabe (Ojibwe), des Iroquois et des Sioux.

(6) Campbell, Joseph, avec Bill Moyers. «The Power of Myth». New York : Bantam Doubleday Dell Publishing Group, 1988.

(7) Réflexion sur le concept du «pimadiziwin» de la nation Ojibwe (le mot «pimadiziwin» peut être interprété comme étant la sagesse du Grand Esprit et une promesse de vie).

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